Barn Raising — 2017

Poursuite éditions, Arles
avec Sandro Della Noce et Guilaume Gattier
texte de Brice Matthieussent

Granges
La grange est une grande boîte où l’on range. Du matériel agricole, depuis le petit tracteur jusqu’aux gigantesques moissonneuses-batteuses, en passant par toutes sortes d’engins spécialisés dont je ne connais ni le nom ni la fonction. On y range aussi du foin, des petites collines en vrac balancées à la fourche depuis la charrette vers le fenil, ou bien les balles calibrées crachées au cul de l’énorme machine, puis qui restent à sécher là dans le champ comme des gros blocs de Lego ou des tambours jaunes étagés depuis le tout proche jusqu’au lointain de l’horizon pour faire, comment dire, une peau boutonneuse hérissée de pustules jaunes régulièrement espacées, une espèce d’immense campement militaire où chaque soldat géant et géométrique aurait ses aises et sa solitude strictement équidistants de ses congénères, bref un paysage mesuré, quadrillé, mis en coupe réglée. Ensuite, une fois tous ces soldats de foin bien séchés, on les rapatrie au camp de base, on les entasse dans la grange et basta pour l’année. On replie le paysage, tels les pans d’une immense tente soigneusement rabattus d’un angle à l’autre, et ce petit paquet compact va se fourrer dans sa housse. Alors la vaste plaine redevient vaste plaine. Plate comme la main, sans pustules ni rien. Toutes les excroissances saisonnières s’empilent dans l’unique container, morceaux de sucre dans leur boîte, livres dans le carton de déménagement, appartements dans le grand ensemble. Et le tour est joué. Ni vu ni connu, les engins agricoles rentrent au bercail, les hommes à la ferme, le paysage redevient paysage, mais sans ces bornes blondes désormais escamotées : une mer étale s’étend à nouveau jusqu’à sa jonction avec le ciel, et l’île de la grange semble y flotter comme une arche de Noé qui au lieu de couples animaux abrite ses innombrables balles de foin identiques.
Le barn-raising, c’est, ou plutôt c’était pour une communauté rurale d’Amérique du Nord l’occasion de travailler tous ensemble afin de construire une grange. Un rituel de la campagne, comme ici en France, les Castors citadins tirent au sort un nom puis réunissent leurs compétences – électricien, maçon, charpentier, plombier, plaquiste, peintre, etc. – pour construire la première maison du lotissement, après quoi on passe à la deuxième, et ainsi de suite. Là-bas, autrefois, du temps des petites exploitations et avant l’agriculture industrielle, une seule grange à la fois, mais avec une main-d’œuvre considérable réunie par un objectif commun : bâtir cet édifice en bois, souvent d’après des plans transmis d’une génération à la suivante, mais en improvisant des variations pour s’adapter au cas précis – besoins et budget du paysan, configuration du terrain, matériaux disponibles. Depuis les débuts du barn-raising, il n’y a sans doute pas deux granges identiques, et c’est bien d’architecture vernaculaire qu’il s’agit, de DIY avant l’heure, mais pas dans la solitude de l’appartement urbain, non, dans l’immensité des terres cultivables et à plusieurs.
Les photos prises par Gilles Pourtier
en collaboration avec ses deux complices montrent ce qu’il reste aujourd’hui de ce mode de construction presque disparu pour cause de remembrement et d’agriculture industrielle. Ces granges accusent leur âge, certaines tanguent comme un navire dans la tempête, abandonnées de leur équipage, livrées aux éléments, piquant du nez, sur le point de couler. Elles sont crush, disent les Québécois, ou « croches », ce qui signifie qu’elles ne vont pas tarder à se retrouver au tapis, définitivement écrasées, réduites en bouillie, aplaties comme un château de cartes en ruine. D’autres, pimpantes, rutilantes, quasi neuves, qu’on ne voit pas dans ce livre, ont été réaménagées en résidences secondaires pour riches citadins – c’est tendance. Mais la plupart sont bricolées d’une année sur l’autre, rafistolées avec les moyens du bord, pour continuer à remplir leur office initial : le rangement. Un jour pourtant, à bout de souffle, elles n’en peuvent plus, la pauvreté a raison de leur vétusté et des souvenirs séculaires qu’elles abritent.
Car loin de contenir seulement du foin, du matériel agricole ou des bêtes, la grange est aussi une boîte de Pandore, une malle de magicien, un coffret à souvenirs, un flacon qu’il suffit d’ouvrir pour sentir les parfums mêlés du passé – à la fois une cave et un grenier conservant leurs secrets : des hobos, des vagabonds, des adolescents fugueurs y ont dormi, parfois sans l’autorisation du propriétaire, comme la jeune Lena Grove enceinte au début de Lumière d’août de William Faulkner ; des prisonniers évadés ou des fuyards s’y sont réfugiés, ainsi les deux enfants pourchassés par Robert Mitchum dans La nuit du chasseur ; des amours clandestines s’y sont épanouies à l’abri des regards indiscrets ; des trafics louches, des bagarres ou des meurtres y ont eu lieu – comme le couteau, le pistolet ou le revolver, la fourche, le râteau ou la pelle sont aussi des armes mortelles.